Avec des élections à date fixe et une campagne officieuse au cours de la dernière année, deux questions subsistaient : le premier ministre allait-il respecter la date prévue par la loi, et à quel moment le bref électoral sera-t-il émis? Les Canadiens en ont eu le cœur net le dimanche 2 août lorsque le premier ministre Stephen Harper s’est rendu à Rideau Hall pour demander au gouverneur général de dissoudre le Parlement et lancer la plus longue campagne électorale de l’histoire canadienne. Les partis ont donc entrepris un marathon de 11 semaines jusqu’au dénouement tant attendu le 19 octobre.
La stratégie des Conservateurs
À titre de parti ministériel, les conservateurs se sont engagés dans la course avec une longueur d’avance sur leurs adversaires. En position de déterminer la durée de la période électorale, ils ont pris les autres partis au dépourvu. D’un point de vue stratégique, il est facile de comprendre pourquoi les conservateurs voulaient une campagne de 78 jours : ils sont plus en moyens que les autres partis, ils peuvent désormais limiter les dépenses des tiers et ils ont le temps de consolider leurs assises et de trouver de nouveaux appuis.
Rappelons qu’en déclenchant des élections aussi tôt, le Parti conservateur a été en mesure de neutraliser les grandes campagnes publicitaires des tiers. Les nouvelles politiques d’Élections Canada limitent les dépenses électorales des tierces parties (notamment les syndicats et les groupes d’intérêt). La prolongation de la campagne limite ainsi leur capacité à joindre les Canadiens.
La machine conservatrice est bien rodée et a très peu changé depuis les quatre dernières élections. Sa stratégie – apprendre de ses erreurs et tabler sur ses réalisations antérieures – est bien pensée et devrait être tout aussi bien exécutée.
Prenons l’exemple de la campagne électorale de 2005-2006, que les conservateurs ont pris soin de décomposer en étapes faciles à gérer. Chevauchant la période des Fêtes, la campagne s’était déroulée en deux temps : l’avant et l’après-Noël. La campagne de 2015 s’articule de façon similaire, mais cette fois-ci autour de la fête du Travail, après laquelle on peut s’attendre à une intensification de la bataille politique.
Même si le lancement de la campagne en plein été n’a pas beaucoup retenu l’attention de la population, Stephen Harper y trouve son compte. Il utilisera vraisemblablement la première partie de la campagne pour solidifier ses assises. Il passera ensuite à la vitesse supérieure en septembre et donnera l’assaut final après l’Action de grâce, lorsque la campagne battra son plein pour l’ensemble des partis. (Il ne serait d’ailleurs pas étonnant de le voir consacrer d’importantes sommes en publicités négatives.) En revanche, une longue campagne électorale n’est pas sans risque pour les chefs de parti, puisqu’elle leur laisse plus de temps pour se mettre dans l’embarras.
Les coffres des conservateurs débordent, et on a fait grand cas de leurs moyens disproportionnés par rapport aux autres partis. Malgré cela, et indépendamment de l’issue du scrutin, les conservateurs pourront récupérer la moitié des dépenses électorales sous forme de remises, autre avantage en leur faveur. Une longue campagne électorale multiplie les occasions pour le Parti conservateur d’investir dans des annonces publicitaires à grand déploiement, chose que ne peuvent s’autoriser ses adversaires. Si les partis d’opposition épuisent leurs ressources électorales, les conservateurs maintiendront leur avantage après l’élection, un atout non négligeable dans cette campagne et celles à venir.
Ressemblances et différences
Même si le contexte électoral a grandement évolué de 2006 à 2015, d’importantes ressemblances subsistent. En 2006, un scandale éthique interne (la commission Gomery) ébranlait un gouvernement libéral de longue date, l’opposition plaidait le changement pour renverser le statu quo et l’économie commençait à présenter des signes d’instabilité.
Le déclenchement des élections bien avant la date de scrutin confère des avantages indéniables aux conservateurs, mais comporte aussi son lot de risques. En effet, il est bien difficile de franchir 78 jours de campagne sans gaffer lorsqu’on tient compte de l’épuisement du personnel de campagne et de la lassitude des électeurs.
Alors que les sondages prédisent une lutte à deux entre néodémocrates et conservateurs, il ne faut pas oublier à quelle vitesse les intentions de vote peuvent changer. Il y a quelques mois à peine, les libéraux se trouvaient dans la position actuelle des néodémocrates. Dans les premiers jours de la campagne de 2011, le NPD recueillait régulièrement 19 ou 20 pour cent des intentions de vote, loin derrière les autres partis. Cinq semaines plus tard, il terminait la course avec 30,6 pour cent. La campagne promet d’être riche en rebondissements.
Le débat
Le premier débat des élections fédérales 2015 fut un reflet de la campagne à plusieurs égards. À l’instar de leur parti, les trois grands chefs se sont affrontés dans une confrontation à forces égales où chacun a su briller à tour de rôle. Si le premier ministre Stephen Harper a fait certaines concessions importantes sur l’économie et le sénat, il s’est campé dans une attitude de défi plus que de défense. Les chefs néodémocrate et libéral Thomas Mulcair et Justin Trudeau ont tenu bon, mais aucun n’a réussi à prouver qu’il était le seul capable de déloger les conservateurs.
Sur le fond, les quatre chefs, y compris Elizabeth May du Parti vert, se sont prononcés en toute connaissance de cause sur la multitude de sujets abordés. Chacun a toutefois eu plus de mal à exposer clairement ce qui distingue ses positions de celles des autres pour simplifier le choix des électeurs. À plusieurs reprises, les quatre se sont entendus sur la nature des défis auxquels sont confrontés les Canadiens et leur ordre de priorité, solutions à l’appui, mais ils faisaient souvent dans la nuance au lieu d’exprimer une opinion tranchée.
Au sens strict, on pourrait dire Stephen Harper est celui à qui cette situation a le plus profité. Si l’enjeu du scrutin repose sur la confiance dans les qualités de chef et non sur la volonté d’un changement dynamique, l’avantage va au premier ministre en poste. Qui plus est, ce dernier a évité le pire scénario possible pour son parti et lui : la consolidation du vote non conservateur derrière un même chef d’opposition. Même si MM. Mulcair et Trudeau se sont tous deux illustrés, rien ne laisse croire que l’un pourrait concéder des votes à l’autre.
Les premiers développements
Dans les premiers jours de campagne, les conservateurs ont connu quelques imprévus. Le gouvernement s’attendait à signer l’accord commercial du Partenariat transpacifique (PTP) au début août, mais la conclusion cette semaine d’un accord entre le Japon et les États-Unis sur l’industrie automobile a repoussé les négociations. En raison de la tenue des élections et conformément à la directive du Bureau du Conseil privé (BCP), le gouvernement peut négocier l’accord, mais il ne peut le ratifier qu’après le scrutin.
Le PTP présente un danger politique pour l’ensemble des partis, puisqu’il ferait mal aux producteurs laitiers et à l’industrie automobile au pays. Le NPD a déjà indiqué sa volonté de lancer un processus de consultation avant de se prononcer sur la question. Il se pourrait aussi que le libre-échange devienne un enjeu électoral, comme ce fut le cas de l’Accord de libre-échange canado-américain en 1988. La non-ratification du PTP pourrait avoir d’importantes répercussions, mais il est encore beaucoup trop tôt pour mesurer ses effets auprès des électeurs le jour du scrutin.
Le pouls des provinces
Dans l’histoire de la politique canadienne, on observe une corrélation négative entre la durée au pouvoir d’un gouvernement et la qualité de sa relation avec les provinces. Depuis qu’il est en poste, Stephen Harper a des relations conflictuelles avec les provinces qui devraient continuer de se dégrader, comme en ont témoigné les premiers jours de sa campagne.
Harper a échangé des tirs avec les premiers ministres de l’Ontario et de l’Alberta, deux des provinces canadiennes les plus influentes. Jamais les personnalités politiques provinciales n’ont autant participé à une campagne fédérale, encore moins dès la première semaine. Les néodémocrates et les libéraux fédéraux entretiennent des liens étroits avec leurs partis provinciaux de l’Alberta et de l’Ontario, respectivement. Peut-être Harper cherche-t-il à brouiller encore davantage la frontière entre le provincial et le fédéral pour associer les faux pas des partis provinciaux à leurs homologues fédéraux? Les deux premiers ministres provinciaux ont réagi avec véhémence aux propos du chef conservateur, ce qui soulève des doutes sur le climat de travail avec les provinces en cas de réélection.
La suite des choses
La semaine prochaine marquera la reprise du procès du sénateur déchu Mike Duffy. L’ancien chef de cabinet de Stephen Harper, Nigel Wright, sera appelé à la barre. On ne sait toujours pas quelle incidence son témoignage aura sur la campagne à long terme, mais à court terme, il attirera assurément l’attention des médias sur le scandale des dépenses au Sénat et affaiblira la posture éthique si chère aux conservateurs de Stephen Harper. Même si cela est fort peu probable, il convient de souligner que les députés sont dépourvus de leurs privilèges parlementaires pendant la période électorale et, par conséquent, susceptibles de devoir comparaître.
Dans les semaines à venir, on s’attend à ce que les partis annoncent leurs couleurs sur les questions de santé, d’infrastructure et de politique énergétique. Les Canadiens chercheront des réponses claires sur différents sujets d’actualité, notamment la position de chaque parti sur les oléoducs et les ressources naturelles.